Paris 1er

CONSTRUCTION – Controverse sur le point de départ du délai de recours entre coobligés


 

Cour d'appel de Rennes, 4è chambre, 15 janvier 2021, n° 20-05170

 

  • Rappel des enjeux

 

Les procès de construction peuvent donner lieu à une multitude de recours entre les entreprises intervenues à l’acte de construire.

Pour préserver leurs intérêts, ces dernières sont bien souvent contraintes d’exercer des appels en garantie à l’encontre de locateurs d’ouvrage qui ont concouru à la réalisation du même préjudice et avec lesquelles elles n’ont pourtant parfois, aucun rapport contractuel.  

Ces recours entre les intervenants à l’acte de construire qui ne sauraient relever de la responsabilité civile décennale des constructeurs, dépendent de la responsabilité civile délictuelle. Au-delà de l’effet relatif des conventions, la qualification juridique de ces actions résulte des dispositions de l’article 1792 du code civil qui réserve le bénéfice de l'action exercée sur le fondement d'une responsabilité de plein droit « au maître d’ouvrage et à l’acquéreur de l’ouvrage ».

Par trois arrêts rendus le 16 janvier 2020 (civ. 3e, 16 janvier 2020, n° 18-25.915,18-21.895 et 16-24.352), la Cour de cassation a indiqué que les recours entre coobligés ne sont pas soumis au délai spécial de prescription de l'article 1792-4-3 du code civil, mais à celui de droit commun des articles 2224 du code civil et L 110-4 du code de commerce. Pour justifier cette position, la Cour de cassation précisait que :

« le délai de la prescription de ce recours et son point de départ ne relèvent pas des dispositions de l'article 1792-4-3 du Code civil ; qu'en effet, ce texte, créé par la loi du 17 juin 2008 et figurant dans une section du Code civil relative aux devis et marchés et insérée dans un chapitre consacré aux contrats de louage d'ouvrage et d'industrie, n'a vocation à s'appliquer qu'aux actions en responsabilité dirigées par le maître de l'ouvrage contre les constructeurs ou leurs sous-traitants ».

Avec cohérence, la jurisprudence retient également que le point de départ du délai de prescription du recours d'un constructeur contre un autre constructeur, ou son sous-traitant, n'est pas la date de réception de l'ouvrage (civ. 3e, 8 février 2012, n° 11-11.417).

Dans ce contexte, l’action d’un constructeur à l’encontre d’un autre constructeur se prescrit par cinq ans à compter du jour où le premier a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer au sens des dispositions de l’article 2224 du code civil.

 

Ces développements nous conduisent à l’épineuse question de ce qu’est le jour de connaissance des faits permettant à un constructeur d’exercer son action récursoire à l'encontre d'un autre constructeur.

 

  • Controverses sur le point de départ du délai de prescription

 

Doit-on considérer que le point de départ de la prescription est constitué par une simple assignation en référé expertise ou doit-on retenir que le délai ne commencera à courir qu’à compter de la première mise en cause de la responsabilité du constructeur, par exemple par voie d’assignation au fond ou de demande de provision ?

Dans la première hypothèse, les constructeurs se trouvent dans une situation difficile puisqu’elle implique d'anticiper la teneur des analyses du rapport d'expertise judiciaire qui bien souvent, ne sera rendu que des année plus tard.

La Cour de cassation a pourtant choisi cette solution dans l’un de ses arrêts du 16 janvier 2020 (civ. 3è, 16 janvier 2020, n° 18-25.915) en indiquant que : 

« Attendu qu'il s'ensuit que le recours d'un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant relève des dispositions de l'article 2224 du Code civil ; qu’il se prescrit donc par cinq ans à compter du jour où le premier a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; Attendu que la Cour de cassation a jugé que l'assignation en référé expertise délivrée par le maître de l'ouvrage à l'entrepreneur principal met en cause la responsabilité de ce dernier et constitue le point de départ du délai de son action récursoire à l'encontre des sous-traitants ».

Cette position a été confirmée par deux arrêts du 1er octobre 2020 (civ. 3e, 1er octobre 2020, n° 19-21.502, n° 19-13.131) :   

« l'assignation en référé expertise délivrée par le maître d'ouvrage à un constructeur met en cause la responsabilité de celui-ci et constitue le point de départ du délai de ses actions récursoires contre un sous-traitant ou les autres constructeurs ».

Cette analyse n'est semble-t-il pas nouvelle puisque la Cour de cassation a déjà indiqué que l'assignation en référé expertise constituait une mise en cause, de nature à faire courir le délai de prescription de l’action récursoire (civ. 3è, 19 mai 2016, n° 15-11.355) :

« Qu'en statuant ainsi, alors que l'assignation en référé expertise délivrée par le maître de l'ouvrage à l'entrepreneur principal met en cause la responsabilité de ce dernier et constitue le point de départ du délai de son action récursoire à l'encontre des sous-traitants, la cour d'appel a violé les textes susvisés ».

Ces décisions sont regrettables en ce qu’elles imposent aux entreprises assignées sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, d’exercer à titre conservatoire toute une ribambelle d’appels en garantie au stade où les opérations d’expertise qui peuvent durer plusieurs années, ne sont pas achevées. L’effet interruptif de la prescription ne bénéficiant par principe qu’à l’auteur de l’acte d'assignation, la solution de la Cour de cassation ne peut que conduire à une multiplication des appels en garantie dès le départ du procès, alors que l'imputabilité du sinistre à de nombreuses parties qui ont été mises en cause dans le cadre des opérations d'expertise est loin d’être établie.

Ces décisions divergent ainsi de la jurisprudence administrative (CE, sous-sect. réun., 10 février 2017, n° 391722).

Sur ce point, la décision rendue par la Cour d'appel de Rennes le 15 janvier 2021 (CA Rennes, 4è chambre, 15 janvier 2021, n° 20-05170) est intéressante.

En connaissance de la jurisprudence de la Cour de cassation qui est citée dans sa motivation, les juges du fond retiennent :

« Le recours d'un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant relève des dispositions de l'article 2224 du Code civil. Il se prescrit donc par cinq ans à compter du jour où le premier a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. Cette règle résulte des textes eux-mêmes et n’est pas issue d'un revirement de jurisprudence de la part de la Cour de cassation. Il n'y a donc pas lieu de dire que cette règle ne sera applicable qu'à compter du 16 janvier 2020.

Le recours d'un constructeur contre un autre constructeur a pour objet de déterminer la charge définitive de la dette que devra supporter chaque responsable ».

La cour d’appel poursuit en précisant que lors des opérations d’expertise, nombre d’entreprises assignées par le maître d’ouvrage sont encore dans une situation d’expectative et que la mise en évidence de leur responsabilité est encore très hypothétique à ce stade du procès :  

« La seule assignation en référé aux fins de désignation d'un expert ne permet pas à un constructeur ou à l'un de ses sous-traitants de savoir qu'il sera appelé en paiement. Le fait d'attraire à l'expertise l'ensemble des parties en cause est en effet nécessaire pour assurer que les conclusions de l'expert seront opposables à toutes pour le cas où l'expert viendrait à proposer leur mise en cause.

En outre, même au vu du dépôt du rapport de l'expert, la mise en cause récursoire d'une partie n'est pas certaine, les conclusions de l'expert pouvant toujours être contestées ou ne pas être prises en compte par la partie agissante. En outre, tant qu’elle n'est pas elle-même appelée en paiement, une partie risque de se voir opposer le défaut d'intérêt à agir si, pour être elle-même garantie, elle assigne une autre partie.

Il en résulte qu'une partie n'a connaissance de ce que sa responsabilité est mise en cause dans le cadre d'un recours entre constructeurs et sous-traitants qu'à la date à laquelle elle est assignée en paiement ou en exécution forcée, que ce soit au fond ou à titre provisionnel.

M. X et la société MAAF n'ont eu connaissance des demandes en paiement formées à leur encontre que par l'assignation qu'il leur a été délivrée le 17 septembre 2014, de sorte qu'il s'est écoulé moins de cinq ans avant l'introduction de l'instance engagée par eux le 9 juillet 2015 contre la société Cardinal. Leur action en garantie dirigée contre cette dernière n'est donc pas prescrite. Il y a lieu d'infirmer l'ordonnance sur ce point. Il s'était également écoulé moins de cinq ans lorsque, par conclusions notifiées en cours d'instance, M. X et la société MAAF ont présenté des demandes contre la SMABTP, prise en sa qualité d'assureur de l'Etablissement ».

 

 


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